11 April 2008
As Soon As #16
Lucius #3
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Vieux cliché, Dusk et Jezz sont enfoncés dans de larges fauteuils. Sur leurs visages, des ombres, des lumières passent sans discontinuer. Ils échangent un regard. Au-dessus, un faisceau traverse une vaste salle de cinéma au public éparse. Les rangées de fauteuils dessinent une symétrie apaisante, seule l’icône indiquant la sortie perce la pénombre d’un halo phosphorescent. Une goutte d’eau sur un chapeau, une éolienne qui grince, un regard hagard écrasé de chaleur, un air d’harmonica. Jezz murmure let’s go after he kills’em à l’oreille de Dusk.
Il voudrait être ailleurs, n’avoir jamais répondu à l’invite de Lewitt. Tous morts, quelle boucherie. Ses mains agrippent le sac. Dusk aime l’œuvre, il veut y replonger, parcourir les méandres du monde de Lucius. Quel génie, mais comment a-t-il fait ? Et pourquoi vaut-elle la peine d’être récupérée au point de tuer ? Et puis où est Lucius ? Mort ? Des questions, la peur de crever et le désir de posséder l’œuvre, Dusk est dans la merde.
La main de Jezz attrape celle de Dusk, ils quittent la salle discrètement sur une musique lyrique, laissant l’homme à l’harmonica face à ses adversaires. Coups de feu. Dans la backstreet, la porte métallique du cinéma se referme automatiquement. Jezz est aux aguets, humant l’air, les yeux fermés, la caméra effectue une rotation autour de son visage, une haltère de chrome est piercée dans l’oreille, travelling en contre-plongée sur Dusk qui observe Jezz et la trouve vraiment belle.
Le soleil a depuis longtemps disparu derrière les montagnes déchiquetées qui se découpent à l’horizon. Le clair de Terre nimbe les rares recoins sans lumières de la ville d’une aura fantomatique. Une moto ondule sur un boulevard vide. Dusk se serre contre Jezz plus qu’il n’est nécessaire, elle le sait, bien sûr, mais ne dit rien. We have to see da Clown. Jezz lance un rire grinçant, basculant la tête en arrière, offrant sa gorge au vent, sa joue contre celle de Dusk.
Cut.
Chez Nudge. Rien n’a changé dans le living si ce n’est la poussière qui s’est finalement déposée comme un linceul sur le moindre objet. Deux flics se tiennent près de l’entrée. Pardessus, costumes sur-mesure, cravates assorties et inévitables lunettes noires. Ils observent les lieux, immobiles et méritent une description. Fork, c’est le gros, ne lui faite pas remarquer, c’est un sujet sensible. Philéas, c’est celui qui a un pied bot, son poids tout entier semble reposer sur une canne qu’il agrippe en tremblant légèrement. Fork a la peau encre de chine, ses joues rebondies sont couvertes d’une barbe de deux jours, son front plissé indique une intense concentration. Philéas ne respire pas la santé, des tics nerveux agitent régulièrement son visage, sa peau est rayée comme celle d’un zèbre.
Un shuriken planté dans le cadre d’un tableau. Le plafond éventré, bardé de tiges d’acier tordues. Fork tourne légèrement la tête. La fille en string aux yeux ouverts. Le mec en blanc les tripes à l’air. Philéas se penche vers la table basse, sort une loupe de sa poche et scrute la blessure de Lewitt. Un couteau fiché dans le mur, la mallette ouverte et vide. Fork semble figé, il hume l’air ambiant. Nudge adossé contre un fauteuil, un filet de sang à peine coagulé en travers du visage, une arme à feu au métal légèrement fondu sur le parquet. Des traces de pas dans la poussière. Philéas observe une zone circulaire parfaitement propre sur le verre de la table basse.
L’Albinos va opérer en solo maintenant révèle Fork en se tournant vers Philéas qui passe un gant de latex transparent laissant deviner les zébrures de la peau. Ce n’est pas son style de commettre des erreurs. Un petit tube de plastique avale un échantillon de poussière, les stries noires sur les doigts sont fines et rapprochées. Alors pourquoi les a-t-il laissé s’enfuir avec le Lucius ?
Un bruit dans le couloir, une porte qui se ferme et un soupir. Philéas sort du living en boitant. C’est le majordome, il leur raconte ce qu’il a cru voir.
Cut.
Réussis à s’enfuir, vous voulez rire ! Le Clown se gratte l’avant-bras, vautré sur un coussin informe. Il est squelettique, la peau livide. D’une manière ou d’une autre, il a besoin de vos services. Un mannequin de bois est soigneusement habillé d’un costume de scène blanc. Après, il vous tuera. Dusk lui jette un regard fatigué, il tient le sac tout contre lui. Mais fais donc voir la source de tant d’emmerdes. Dusk ne pense pas que cela soit une bonne idée. Jezz lui tapote l’épaule, come on.
Dusk observe la roulotte, écoute les bruits mêlés du Luna Park, orgue de barbarie, rires d’enfants et harangues des forains. Des affiches de spectacles de cirque, du fard à joue, un globe lunaire, la roulotte offre un espace confiné mais confortable, rassurant. Dusk ouvre le sac, ses yeux plantés dans ceux du Clown. Jezz retient sa respiration. Dusk pose l’œuvre sur une petite table en plastique avec une infinie précaution. La sphère inonde l’espace de lumière bleutée s’accrochant aux piercings de Jezz, les animant d’une vie subtile.
Ils observent la sphère transparente qui tourne lentement sur elle-même, on voit qu’après un instant ils ne sont plus là. Ils naviguent dans les méandres du temps, sur les courants traversant l’univers. Le monde est là, devant eux, en eux. Et à nouveau il se déploie, révélant ses éléments en un long zoom fractal. La structure même de l’œuvre, comme des cordes de lumières tissées entre elles. La possibilité de modifier cette trame. Le cœur du proce…
Tout disparaît subitement, ils sont de retour dans la roulotte, tétanisés, les yeux brillants, emplis de larmes. Wadda fuck ? Jezz essuie la sueur sur son front, elle est tapie en elle-même. Le Clown allume une cigarette fine et longue puis tire dessus comme si sa vie en dépendait. Pourquoi on est revenu dit Dusk et qu’est-ce que vous avez vu ? Je n’ai pas souvenir d’avoir senti votre présence. Shaddup, lemme come back. Jezz lui lance un regard désolé, Dusk lui prend la main. Le Clown se marre, they are so cute.
Dusk se tourne vers le Clown. Alors t’as une idée, c’est quoi ce monde ? Le Clown exhale des ronds de fumée, formant une série d’anneaux concentriques. Il est réel, Lucius l’a créé. Ses œuvres précédentes n’en étaient que les prémisses. But it’s only an illusion dit Jezz en passant le pouce sur la lame d’un cran d’arrêt. Qu’est-ce que la réalité ? Nous n’en percevons qu’une infime partie. Le Clown montre l’un des anneaux. Il y a des frontières que bien peu savent traverser.
Cut.
Une voiture aux formes désuètes traverse une avenue, petite pluie fine. C’était quoi ce coup de fil ? L’Albinos répond Fork tout en conduisant. On a rendez-vous au Magic World. Intéressant marmonne Philéas. Il s’enfonce dans le siège en cuir, voûté et fatigué. Les lumières des lampadaires balayent son visage, il a les yeux dans le vague. L’Albinos est un drôle d’énergumène, aussi loin que je me souvienne, il a toujours bossé pour le Comte, tu crois qu’il se la joue freelance ? Fork semble trop petit pour tenir dans l’habitacle, il ne relève pas la remarque de Philéas, ses yeux suivent le mouvement des essuie-glaces.
Un hologramme de Saturne. Sur les anneaux sont posés quelques lettres dans une police art déco : A Magic World. Les deux flics sont installés autour d’une table circulaire, cendrier garni et boissons gazeuses, ça fait un moment qu’ils poireautent. Sur scène, une égérie de cinéaste murmure des paroles poétiques sur une musique jazzy. Sa robe évoque une civilisation passée, plis soulignant son corps diaphane. Philéas allume un cigarillo en matant une serveuse. Joli visage, nez de radasse lui précise Fork avec un sourire à peine discernable. Philéas hausse les épaules et se tourne vers la chanteuse. La poursuite se concentre sur le contrebassiste qui se lance dans un pizzicato aux larmes contenues. Une ombre, un déplacement d’air, l’Albinos vient de s’installer sur la chaise vide. Ses yeux rouges scrutent Fork avec dédain.
La chanteuse embrasse le public épars d’un geste, tentant de l’inclure dans son histoire triste. Ses mouvements rabattent les manches de sa robe sur les avant-bras blanc comme du lait. L’Albinos glisse un papier plié dans la main de Fork. Philéas ne le quitte pas du regard, sa peau parcourue de frissons. Fork a les yeux qui s’agrandissent, son visage prend une expression effarée Philéas l’interroge d’un mouvement de tête. L’Albinos a disparu.
Cut.
Lucius a disparu avant d’expliquer ce qu’il a voulu faire ricane le Clown. Un son de sub-bass fait vibrer sa silhouette. Le Comte se tient debout, les mains jointes sur le pommeau de sa canne. Trois femmes derrière lui, dans l’ombre, figées dans des poses suggestives. Give it back. Gros plan sur Jezz, de la tendresse dans le regard. Un cratère à l’extérieur de Villumière, comme un puit aux parois pleines d’anfractuosités, l’autre bord atteignant presque l’horizon, on n’en distingue pas le fond. Dusk s’assoit sur le rebord, une forme féminine, floue et transparente fluctue près de lui. Sa bouche s’approche lentement de l’oreille de Dusk, ses cheveux laiteux dansent au ralenti. Elle pose la main contre le lobe de l’oreille. Immatérielle, La main s’enfonce légèrement dans son visage. Il écoute ce qu’elle lui dit et lève le visage vers le ciel. Dans le halo qui entoure la Terre, une étoile s’allume, scintillement. Et l’œuvre flottant au dessus de son socle.
J’ai fait un rêve… On en fait tous, mon garçon. Le Clown contemple son reflet dans le miroir, ajustant le maquillage qui, entre nous, ne change rien à son visage. Il se lève, je vais faire mon numéro, il enfile la veste aux broderies stellaires. Vous deux, vous restez là et n’en profitez pas pour faire des conneries. Ya bet lui répond Jezz, les lèvres serrées. Le Clown sort de la roulotte, claque la porte en marmonnant. Les voilà seuls. J’ai envie de repartir dedans. Dusk observe l’œuvre, il la désire. And what for ? It makes me sad. Je ne sais pas, elle m’appelle, je crois qu’elle a besoin de moi. Jezz, assise en tailleur sur le bord du lit, s’abandonne à la contemplation du plancher. Ya dream.
Les nuages s’écartent, une montagne à la taille respectable, une sensation d’éternité, de sublime harmonie. Un bord de mer, sable blanc, le son du ressac. Dusk fait quelques pas, observant la végétation aux teintes violettes. This world is mine. Dusk se retourne, le Comte est là, dans son complet anthracite, le visage vide de toute expression. Autour de ses pieds, le sable semble sale, l’air ondule autour de lui, opérant graduellement de subtils changements. La végétation se flétrie, des insectes à la carapace luisante se faufilent entre les racines. L’influence du Comte grandit et pollue l’environnement comme dans un mauvais film d’horreur. Dusk fixe le Comte, peur, jalousie et colère montent en lui. Il ne peut pas laisser faire ça. Ce monde, il en est amoureux, il veut le garder pur.
Changement de perspective, les éléments du décor grandissent, à moins que cela ne soit Dusk qui rapetisse. Monde microscopique, puis moléculaire, les cordes de lumières. La trame se réorganise, se déforme. Dusk braque toute sa volonté pour stopper le phénomène, il tente de réparer la déchéance. Un rire de fou furieux. You think you can stop me. C’est effectivement ce que Dusk est en train de faire. Des ondes bleutées provenant de ses doigts guérissent les cordes ternies. Anyway, meet my girls.
Un cirque de pierre, le ciel rouge barré de nuages défilant à grande vitesse. Un vent glacé siffle dans ses cheveux, Dusk est pris de vertige. Trois filles se tiennent devant lui, comme sur une affiche de cinéma. Une blonde voluptueuse se passe lentement la langue sur les lèvres, une amérindienne aux cheveux tressés entonne une mélopée d’un timbre étonnamment grave, une eurasienne tenant de la lolita joue nonchalamment avec un couteau à la lame courbe. Elles prennent une ass-kicking pose, sont gainées de cuir noir, bardée de piercing pointus et finalement présentent tous les signes extérieurs de sales garces.
Avant de te rabattre ton caquet, on va quand même se présenter lui dit la blonde sur le ton de la jubilation. Elle c’est Yoru, elle kif le poignard. Yoru esquisse une révérence moqueuse, rajuste sa jupe d’un sourire ingénu, la lame contre la poitrine. Voici Raat, elle sait parler aux esprits. Raat se campe fermement sur ses pieds, lève les bras au-dessus de son visage et tisse une boule de lumière entre ses doigts. Et moi, je suis Laïla et je vais te casser les os, un à un. Laïla inspire profondément, son soutif ne va jamais tenir, et se met en position de combat. On est ton pire cauchemar. Un éclair éclate dans le ciel, un arbre s’embrase.
Pendant ce temps, Dusk se concentre pour faire le calme en lui. Les ondes bleues qu’il génère vont le sortir d’affaire. Il ne sait pas trop comment il fait ça, mais il le fait. Confiance. Le monde le soutient, il est son allié, son agent secret, tu ne t’y crois pas un peu là ?
La caméra file près du sol, cadrant les Dark Angels en contre-plongée, Laïla court très vite, une expression furieuse lui déformant le visage, elle prend appel et saute en tournoyant sur elle-même / Yoru bondit dans les airs, fait un salto et atterrit tout près de Dusk, le bras tendu en arrière, la lame prête à mordre / Raat continue sa mélopée, ondulant avec grâce, comme un serpent, la boule de lumière se densifie entre ses doigts. Dusk pense très fort à une onde bleue qui va balayer ces trois nanas, les genoux légèrement pliés, le corps se connectant au cœur du monde. Mais rien ne se passe.
Le pied de Laïla percute le visage de Dusk. Il est projeté en arrière. La lame de Yoru lui entaille le biceps. Ralenti, Dusk hurle, sa voix est déformée comme si le son lui aussi était ralenti. La boule de lumière de Raat parcourt la distance qui la sépare de Dusk en un éclair et le touche au niveau du plexus solaire. Dusk a un hoquet, perd pied et conscience.
Fondu au noir.